Encore souvent associées au dégoût et à la honte dans les fictions, les menstruations sont de plus en plus prises en compte par des créatrices et réalisatrices de série pour ce qu’elles sont : un phénomène biologique normal, vécu plus ou moins bien par les femmes en âge d’ovuler. Sujet de discussion sans tabou, manifestation de la solidarité féminine, démonstration de puissance : les règles reprennent le pouvoir. À l’image des séries TV qui ont bien évolué sur ce point. Quelles sont alors les exceptions qui confirment les règles ?
Par Gilles Marchand
Lorsque le sang est représenté dans les séries TV, c’est généralement pour montrer la violence d’un combat, et la supériorité d’une personne ou d’un camp sur l’autre. Il suffit de penser aux batailles épiques de Game of Thrones pour s’en convaincre.
Du côté de True Blood ou de la récente frenchie Vampires, c’est une autre représentation du sang qui est mise en avant, comme nourriture vitale cette fois.
Une troisième forme est, quant à elle, quasiment invisible sur les écrans : le cycle menstruel, qui relève d’un tabou encore très présent, aussi bien dans notre société que dans les fictions.
Les nouvelles règles du jeu
Comme le rappelle Margot Peignier dans le blog « Dans ma culotte », « dans la majeure partie des séries TV, les héroïnes ne saignent jamais ou rarement… En 10 saisons de Friends, le mot « periods » n’aurait été prononcé qu’une seule fois. »
Il serait injuste de blâmer uniquement les séries pour leurs difficultés à intégrer ce sujet dans les paroles de leurs personnages – ou pire encore, dans leurs actes. Rappelez-vous les publicités pour les protections hygiéniques, dans lequel le sang est bleu ; or toutes les femmes ne sont pas des Schtroumpfettes…Bref, on part de très loin !
Ni une faiblesse, ni une honte
Pour son mémoire de maîtrise en études cinématographiques de l’université de Montréal, Marion Guidon a rassemblé un vaste corpus de films et séries TV, dont l’analyse lui a inspiré ce commentaire :
« Les tabous demeurent autour de la question des menstruations féminines. Dans les films et les séries télévisées mettant en scène des femmes à divers âges de la vie, les sentiments divergent à propos des règles quand celles-ci sont abordées ; honte et dégoût provoqués par la substance corporelle, gêne ou mesquineries générées par l’expérience menstruelle, inégalités et restrictions entre les genres, sont les manières les plus courantes d’aborder cette expérience féminine naturelle. »
Néanmoins, les lignes commencent à bouger grâce à des créatrices soucieuses de montrer une vision plus réaliste du sujet. « Depuis quelques années, certaines réalisatrices de série (Jenji Kohan et Jill Soloway notamment) ont pris un tournant résolument engagé, précise Margot Peignier. Il s’agit désormais de représenter des femmes dans toutes les dimensions de leur féminité et surtout de montrer que les règles ne sont ni une faiblesse ni une honte. »
Par exemple dans un épisode d’Orange is the new black, une détenue, Gina, étale son sang menstruel sur son visage pour faire croire au garde qu’elle est blessée. « C’est une ruse qui fonctionne et elle parvient à le duper. Les règles deviennent alors une force et non une faiblesse pour l’héroïne. »
Vécu des premières règles, vie sexuelle pendant les menstrues, manière dont les femmes en parlent entre elles, les attendent ou les redoutent… Ces dernières années, plusieurs séries bousculent les représentations, contribuant à leur façon à faire tomber un des derniers tabous.
Premières règles : l’importance de dédramatiser
Dans de nombreuses fictions, les conséquences de la puberté sont associées à la honte – par exemple dans Game of Thrones, avec les premières règles de Sansa, ou encore dans Mad Men. Il est vrai qu’il s’agit d’autres époques que celle que nous vivons.
Mais des séries ancrées dans le monde contemporain véhiculent, dans la bouche de jeunes filles, des clichés sur les effets des règles sur le comportement féminin – incontrôlable évidemment. Un exemple est Cordelia, un des personnages de Buffy contre les vampires : « Je jure que je ne serai plus méchante envers quiconque. À moins que la personne ne le mérite, ou bien que ce soit cette période du mois, auquel cas personne ne pourrait m’en tenir responsable ».
Heureusement d’autres réactions sont désormais mises en avant, comme dans la quatrième saison de Black-ish, qui montre Diane évoquer fièrement ses premières règles devant les femmes de la famille. Pour le lancement de sa deuxième saison, Sex Education a offert à ses fans un manuel d’éducation sexuelle, qui comporte un chapitre au titre évocateur : « Les règles, c’est normal ».
En quelques lignes, on explique le phénomène biologique et ses possibles impacts sur l’intestin ou l’utérus (douleurs, diarrhées…) et les signes d’endométriose ou encore la possibilité de maintenir une activité sexuelle. En conclusion, « les règles, c’est donc NORMAL et ça existe depuis TOUJOURS ».
Des hommes pas toujours à l’aise
Dans la série Sense8, l’une des plus inclusives et gender fluid jamais réalisées, huit personnes à travers le monde sont connectées par la pensée et les sensations physiques.
Dans un épisode, on voit la sud-Coréenne Sun se réveiller un matin avec des douleurs abdominales fortes et une grande fatigue ; à des milliers de km, au Mexique, Lito va ressentir les mêmes symptômes menstruels, sans en soupçonner l’origine. Un changement de point de vue original, pour les deux réalisatrices trans (les sœurs Wachowski), d’impliquer leurs spectateurs masculins dans un sujet soi-disant 100 % féminin.
La sexualité pendant les règles est traitée de façon frontale dans Crazy Ex Girlfriend, de la brillante Rachel Bloom. Son personnage, Rebecca, exprime ses sentiments et envies sans filtre sous forme de chansons de comédie musicale. Dans celle intitulée « Period Sex », elle s’adresse ainsi à son petit ami, le falot Josh :
« Le sexe pendant les règles, le sexe pendant les règles, pensez-y comme le jus purificateur de mère nature. Le sexe pendant les règles, le sexe pendant les règles, c’est un peu dégoûtant mais je suis moins susceptible de tomber enceinte pendant ces rapports (…) Faites comme si c’était du lubrifiant à la cerise. » Des arguments qui ne convaincront pas Josh de tenter l’expérience.
Les Anglais ont débarqué… et fait fuir les cowboys
Dans I love Dick, Chris tombe sous le charme de Dick, aux allures de cowboy mal dégrossi, chez qui son mari est en résidence d’artistes. Au fil des épisodes, la tension sexuelle entre la quadragénaire mal mariée et l’objet de son désir monte progressivement, jusqu’à se concrétiser dans une scène inhabituelle : Dick glisse sa main entre les cuisses de Chris, et ce qu’il prend pour de la cyprine est en fait du sang menstruel.
Comme l’indique la journaliste Lila Shapiro, « il le regarde comme s’il tenait des déchets toxiques. Difficile d’imagine un vrai cowboy réagissant de manière aussi délicate, à moins que ce ne soit sa part macho qui trouve les menstruations si menaçantes. (…) Cela semble être l’argument décisif pour Chris : si elle peut supporter d’entendre qu’il a embrassé un homme et ne peut plus déplacer de rochers, elle ne peut pas tolérer son dégoût pour le corps féminin. »
Elle quitte alors la chambre, le chapeau de Dick sur la tête et du sang coulant le long de sa cuisse. L’événement lui aura permis de se confronter à la réalité décevante de Dick, et se libérer de son fantasme. Pour Margot Peignier, « la réalisatrice montre que cet événement qui aurait pu être embarrassant, se transforme en acte de force et d’indépendance pour l’héroïne ».
Les avoir… ou pas
L’une des séries pionnières dans le renouveau du regard sur les règles reste Sex and the City. Dans une scène mémorable, la puissante et indépendante Samantha – sans doute le personnage le plus intéressant – pense ne plus les avoir, et en ressent un profond désespoir. Elle accepte alors un rendez-vous avec un voisin, plus âgé que ses partenaires habituels. Quand ses règles surviennent au beau milieu d’un acte sexuel avec lui, elle s’en réjouit alors qu’il râle pour les draps tâchés.
Pour Lauren Rosewarne, chercheuse en sciences sociales et auteure de Periods in Pop Culture (Lexington Books, 2012), le retour inattendu du sang menstruel agit aussi comme un démonstrateur de la distance entre les deux personnages : Samantha est encore assez jeune pour avoir ses règles tandis que Len est un homme vieillissant avec une hanche artificielle.
Quand la ménopause fait une pause
Grâce à l’analyse de son corpus de films et séries, Marion Guidon constate que « la ménopause est un sujet rarement nommé explicitement à l’écran, tout comme celui des menstruations. Les spectateurs sont souvent face à des stéréotypes caractérisés par des non-dits, des références liées aux idées préconçues ou l’utilisation des éléments connexes souvent négatifs. »
Preuve en est un épisode de Desperate Housewives, dans lequel Bree commence à ressentir des bouffées de chaleur et décide de le cacher à son nouveau compagnon. « Bree associe une femme ménopausée à une perte d’attractivité. D’ailleurs, le titre de l’épisode en question fait état d’une humiliation associée à la ménopause (encore plus explicite dans le titre francophone : Trop vieille pour toi). »
Dans Veep, le sujet relève de l’affrontement politique entre Selina, vice-présidente des Etats-Unis, et Minna, diplomate finlandaise. Si la seconde évoque volontiers les débuts de sa ménopause, la première refuse d’en faire autant, et l’échange vire rapidement à la guerre des âges :
- « Ça a été une année difficile. »
- « Oui, la ménopause m’a vraiment envahie. »
- « Ah oui ? Très bien. »
- « Vous savez ce que c’est… Vous êtes ménopausée. »
- « Pardon ? »
- « Vous aussi êtes ménopausée. »
- « Non pas du tout. »
- « Hé bien… »
- « Non… »
- « Quoi ? »
- « Non, vous l’êtes, pas moi. »
- « Vous êtes plus âgée que moi, donc… »
- « Non, j’ai deux ans de moins que vous. »
- « Oh, j’ai toujours des règles régulières, mais mes articulations, elles, sont très gonflées. »
Supprimer les règles !
Chacune à sa manière, la plupart des séries qui évoquent la fin du cycle menstruel mettent en avant les impacts négatifs, réels et supposés. L’une des rares exceptions se retrouve dans Sex and the City, avec cette fois un autre personnage, la pragmatique Miranda, qui dit tout haut ce que d’autres femmes pensent tout bas : « Ce serait libérateur de ne pas avoir de règles ! »
Quant à la coach Sue, entraîneuse de l’équipe de pom-pom girls dans la série Glee, elle place son rapport de force avec Will, le professeur de chorale, sur le sujet en jouant sur le rapport homme-femme / fort-faible :
- « Will, tu veux du fer ? Pour avoir la frite pendant tes règles. »
- « Je n’ai pas de menstruations. »
- « Ah bon ? Moi non plus. »
Une affaire de solidarité féminine
Dans un épisode de Glow, série sur le catch féminin créée par Liz Flahive et Carly Mensch, les sportives se retrouvent dans le vestiaire après leur entraînement. L’une d’entre elles demande un tampon, une autre lui propose une serviette hygiénique : l’occasion de réaliser qu’elles ont leur cycle menstruel en même temps, l’une fredonnant « Finally a team, finally a team », tandis que l’autre parle de « sisters of the moon ».
« C’est l’un des rares exemples filmiques où des personnages féminins parlent ouvertement des menstruations, et ce, pendant plusieurs minutes dans la même scène, remarque Marion Guidon. Il y a également un soutien féminin et une bienveillance entre les personnages. »
La grande amitié entre Rebecca et sa collègue Paula, dans Crazy Ex Girlfriend, se manifeste aussi dans cette synchronisation, démonstration de sororité qui exclue les hommes, mais aussi d’empowerment.
- (Rebecca, recevant une notification) « C’est le jour des règles. »
- « Le jour des règles ? Ouais, Ovunation est le meilleur. »
- « Ça dit qu’on est censées avoir nos règles aujourd’hui. Tu as quelque chose ? Les seins gonflés, des migraines, des crampes, des envies de plonger des dips dans du glaçage ? »
- « Je ne sais pas, laisse-moi voir ça. Oui, bon sang ils sont douloureux ces deux-là. Notre amie rouge doit être en chemin ! »
- « Dieu merci, je suis contente qu’on soit synchros. C’est comme si on était notre propre Sabbat sanglant (voix de démon, faisant fuir les collègues de la cuisine du bureau) Dispersez-vous petits garçons ! Dispersez-vous ! »
Que retenir de ce rapide panorama ?
Si le tabou est toujours présent dans les séries comme dans la société, de plus en plus de créatrices et réalisatrices optent pour une approche beaucoup plus directe, visible et réaliste des règles, revisitant les stéréotypes sociaux et bousculant les codes esthétiques. Une dynamique qui s’inscrit sans doute dans un mouvement plus large de la représentation de la femme au travers de sujets ancrés dans le réel, rejetant l’imagerie fantasmée du male gaze.
Un exemple ?
Workin’ Moms, et son groupe de discussion entre jeunes mères qui abordent aussi bien l’allaitement que la sexualité pendant la grossesse, le porno que la masturbation. Quant à Marion Guidon, elle se montre d’ailleurs « agréablement surprise par les changements de traitement des menstruations des films ou des séries sortis récemment – depuis au moins cinq ans. Il y a une plus grande inclusion des menstruations dans les récits narratifs. (…) Il est incontestable de reconnaître que le cinéma, les séries télévisées ou les médias en général ont une part importante de responsabilité envers les spectateurs, mais il n’est cependant pas établi qu’ils puissent changer complètement les représentations. Il s’agit plutôt de suivre une tendance plus générale et permettre une plus grande ouverture quant aux menstruations et à la tombée d’un tabou qui s’affaiblit, mais est encore existant. »
Quoi qu’il en soit, les règles ont bel et bien changé !
À propos de l’auteur
Neuropsychologue de formation, Gilles Marchand s’est ensuite tourné vers le journalisme, orientation « sciences cognitives », pour assouvir sa soif de comprendre l’être humain, ses forces, faiblesses et contradictions. Depuis quatre ans, il codirige Mediathena, agence de communication scientifique, qu’il a fondée avec son associée Diane – nommée présidente à l’unanimité des deux voix !
Crédits photos :
Cover picture : Ava Sol, Unsplash