Comédienne, scénariste et réalisatrice franco-suisse, Anne Thorens nous a fait le plaisir de nous accorder son temps à la suite de la sortie en ligne en janvier dernier de son premier court métrage, Diagonale, réalisé en 2018. C‘est en tant que comédienne de théâtre puis de cinéma, qu’Anne Thorens débute sa carrière avant de se lancer dans l’écriture. Pour nous, elle revient sur la genèse de son tout premier film, les réactions qu’il a suscitées et son rapport au female gaze.
Par Louise
Diagonale a été conçu sous forme d’un plan séquence de 5 minutes cherchant à remettre en question notre vision des relations homme-femme. Ce film n’est pas pensé comme une réponse mais comme une question.
Visionner le film
AFF : Pouvez-vous nous parler de la genèse du projet et ce qui vous a poussé à faire ce film ?
Anne Thorens : J’avais envie d’écrire un film sous l’angle d’un point de vue et d’un ressenti féminin, le plaçant alors en dehors des grands classiques. Pour un premier film, il était important pour moi de rester dans une idée simple et concrète. C’est un huis clos. Il n’y a que deux acteurs. Il s’agit d’un plan séquence donc on ne coupe pas la caméra. Et avec très peu d’éléments, on va pouvoir pendant 5 minutes questionner des thématiques qui peuvent paraître un peu dérangeantes.
Ce qui m’intéressait c’était d’offrir une sorte de nuance et de montrer cette zone grise dans laquelle on peut tous être pris car les positions ne sont pas si simples.
C’était aussi l’occasion de mettre sur le devant de la scène un sujet qui est malheureusement d’actualité et de lui donner un autre regard.
Pourquoi ce titre, Diagonale ?
A. T. : J’ai choisi ce titre pour deux raisons. La première, parce qu’il s’agit d’un plan séquence très large au début et qui se resserre de plus en plus pour finir sur le regard de la comédienne. La caméra avance donc en diagonale. La seconde raison est que, ce qui m’intéressait, c’était la manière dont on lit le consentement dans ce film : il a été lu en diagonale, c’était à dire beaucoup trop rapidement.
Comment avez-vous abordé l’acting pour donner cette scène si intime et intense ?
A. T. : C’était un vrai défi parce que les acteurs ne se connaissaient pas. On a pris beaucoup de temps dans la rencontre, d’abord séparément puis ensemble, tous les trois. Rien n’a été laissé au hasard. En tant que comédienne, je sais à quel point les scènes portant sur la sexualité, d’autant plus quand on est dans une forme d’abus, sont difficiles à jouer et peuvent laisser des traces si elles sont mal faites. Il était important pour moi d’être dans un cadre ‘‘secure’’.
Même si leur jeu est naturel et qu’il semble spontané, tout est extrêmement chorégraphié. La manière dont ils vont se donner l’un à l’autre a été chorégraphiée. Je leur ai laissé plus de liberté sur ce point et leur ai donné l’opportunité de passer du temps entre eux pour établir les limites de ce qui était acceptable ou pas. Puis nous avons travaillé tous les trois et rien que nous trois, avant de faire intervenir une quatrième personne derrière la caméra, pour faire des essais. On a utilisé deux paires de sous-vêtements pour que, dans un premier temps, la nudité ne soit pas une question dans notre entraînement. Ensuite, quand tout a été clair, on a pu effectuer cette nuit de tournage.
Vous avez reçu plusieurs prix. Que pensez-vous de l’accueil réservé au court-métrage ?
A. T. : Je suis touchée par cette reconnaissance mais je ne trouve pas anodin que le sujet questionne encore autant au-delà du film en lui-même. C’est l’impact qu’il génère auprès du public qui me permet de le présenter. La problématique est délicate. Le consentement n’est pas vraiment un sujet simple à verbaliser, ni à partager.
J’ai traité avec ce film de la rapidité avec laquelle on peut passer du consentement au non-consentement, en se retrouvant dans une posture dans laquelle, soit on le subit, soit on devient agresseur sans même s’en rendre compte. Ce positionnement vient toucher un point sensible ou c’est ce dérangement chez certaines personnes qui crée l’écho autour du film.
Quelles ont été les réactions de la part du public ?
A. T. : J’ai été assez étonnée de voir comment les réactions pouvaient se cliver. J’ai constaté que régulièrement j’avais des femmes qui venaient me voir mais qui n’avaient pas grand-chose à en dire. Elles venaient me remercier ou me dire qu’il s’agissait pour elles d’un vécu. Comme s’il n’y avait pas besoin de développer plus que ça.
Mais j’ai été très étonnée de constater qu’après chaque diffusion, des hommes sont venus me voir et m’ont parlé de rapports très intimes, de leur sexualité, parfois en m’avouant qu’ils n’en avaient jamais parlé. Comme si le film avait remué quelque chose en eux qu’ils n’avaient jamais questionné avant et qu’ils avaient ce besoin de partager cette expérience.
Vous avez conçu votre film comme une question plus que comme un réponse : pourquoi ce parti-pris ?
A. T. : Je ne voulais pas faire passer un message de prévention ou porter un jugement. Il faudrait d’ailleurs changer peu de chose pour en arriver là. Mais ce qui m’intéresse, c’est de créer un objet qui pousse à la réflexion et d’aller toucher chacun dans la posture qu’il pourrait avoir. Je voulais que toute femme puisse se reconnaître en elle, même si elle n’a pas le profil de « la victime ».
Pareil pour les hommes, je trouvais intéressant que la posture ne soit pas celle de « l’agresseur », un homme qui cherche à abuser de cette fille en bafouant ses limites et ses droits. Il ne prend pas en considération ce qui est dit pourtant clairement. En surfant sur la vague du plaisir, il décide de faire passer son envie en priorité. Mais ce n’est pas la posture du « violeur » dont on a l’habitude.
Le choix de cette posture justement a-t-il été remis en question ?
A. T. : On m’a beaucoup poussé au moment de l’écriture, de la réalisation ou du choix de la scène, à faire une prise dans laquelle le comédien était beaucoup plus agressif. Il est dans une posture où il n’écoute pas, où il n’a aucune empathie. On m’a dit que cette posture était plus forte, plus intense, qu’on comprenait mieux le message. Mais en réalité, si je donne ce point de vue, je filme la représentation qu’on a tous du viol. C’est alors simple de se mettre à distance et de dire : « Ce mec est un sale con et je ne lui ressemble pas ». Alors que dans mon film, on vient davantage toucher « cette zone grise » plus commune et qui montre pourquoi il y a autant d’agressions sexuelles.
Il faut montrer que le viol ne correspond pas à l’image de l’homme dans une ruelle avec un couteau, et qu’il est bien plus répandu qu’il n’y paraît.
Avez-vous l’impression que le fait d’être une femme réalisatrice change quelque chose à votre travail et à votre façon d’aborder les sujets ?
A. T. : Oui, mais pas parce que, intrinsèquement, je suis une femme, mais parce que ma posture de femme fait que j’ai un vécu différent. C’est tout le principe du female gaze. On a tous baigné dans un cinéma qui, pendant très longtemps, représentait la femme de manière très sexuée et même l’agression sexuelle de manière érotique.
Je voulais donner à voir un ressenti intime et un ressenti féminin. C’est un sujet sur lequel je suis armée : je sais de quoi je parle, parce que je suis une femme, parce que j’ai une sexualité et parce que j’ai pu rencontrer ce type de problématique. Étant hétérosexuelle, je suis partie d’une posture à laquelle je peux me raccrocher, mais la question aurait tout à fait pu être posée dans un rapport homosexuel.
Vous avez évoqué le female gaze, qui est théorisé par Iris Brey dans Le Regard Féminin. Vous revendiquez-vous de ce female gaze ?
A. T. : Eh bien, j’espère (rires). J’ai tourné Diagonale avant d’avoir accès à cette théorie et à ce livre que j’ai adoré. Mais ça met aussi une sorte de pression parce qu’il y a tellement de choses à prendre en compte. On a tellement baigné dans le male gaze, qu’on pourrait reprendre des références et qu’on pourrait glisser dans quelque chose qui ne nous convient pas par simple imitation. J’ai voulu mettre une femme en avant. En tant que comédienne, on a peu l’occasion de jouer des rôles qui sont développés ou poussés (heureusement pas tout le temps).
Mais ça reste malheureusement une généralité d’avoir des rôles qui sont des faire-valoir ou secondaires. Donc naturellement je me suis rapprochée du female gaze avec Diagonale. C’est quelque chose qui me tient à cœur et que je voudrais garder très présent pour mes prochaines réalisations.
Quels sont vos futurs projets ?
A. T. : J’ai tourné un second court métrage qui n’est pas encore en ligne car c’est la règle pour le présenter à des festivals. Il traite de la banalisation de la violence chez un petit garçon laissé sans modèle. Cet été, je tourne mon troisième court métrage. Il parle d’une jeune femme atteinte de mucoviscidose qui cherche à retrouver une forme de liberté dans ses choix. Je travaille aussi sur du long métrage.
Dans tous mes projets, je travaille sur la zone grise qu’il y a dans les rapports humains et sur la manière dont on peut se retrouver dans une relation bienveillante qui glisse rapidement vers quelques chose de plus complexe.
Retrouvez toute l’actualité d’Anne Thorens sur son site internet
À propos de l’autrice
Autoentrepreneuse en rédaction, Louise est experte en langue française et bientôt doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication sur un sujet lié aux études de genre.
Lire aussi
- Un texte Une femme – La littérature au féminin en 365 jours
- Et les espoirs du féminisme en 2021 sont…
- Quelles bonnes nouvelles pour le féminisme en 2020 ?