À la tête d’une association d’aide aux migrants pendant trois décennies, cette féministe méritait bien une mise en lumière… C’est chose faite à travers un ouvrage publié dernièrement aux Presses universitaires de Vincennes (PUV)*. À notre invitation, son auteure nous dévoile l’itinéraire hors du commun de cette femme, à travers une série de deux articles. Nous vous proposons la première partie ci-dessous.

Par Diane Galbaud du Fort

Une féministe à bas bruit

Reléguée dans les oubliettes de l’histoire, comme de nombreuses autres femmes, Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979) attendait de retrouver une place dans nos mémoires. Son parcours donne à réfléchir, d’autant plus qu’il résonne étrangement avec notre époque, en alliant féminisme, aide aux migrants et sororité.

À travers la vie de Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979), c’est toute une communauté de femmes qui se dessine. Issues de la bourgeoisie, celles-ci s’investissent dans la philanthropie, puis le travail social, un secteur dévolu « par nature » au sexe féminin, né des vocations hospitalières des ordres religieux et des œuvres de charité. Les responsabilités professionnelles des femmes y sont alors tolérées car le social et le sanitaire sont censés correspondre aux qualités de cœur – dévouement, générosité – dont elles seraient dotées.

Pour ces femmes, le travail social est un moyen d’accéder à la sphère publique tout en cherchant à améliorer la condition de leur sexe.  

Le Conseil national des femmes françaises

Cette conjugaison entre travail social et féminisme reste fréquente parmi cette génération, notamment chez les militantes du Conseil national des femmes françaises (CNFF), telle Lucie Chevalley-Sabatier. Au début du XXe siècle, le CNFF est la plus importante organisation féministe française : il regroupe une trentaine de sociétés féminines et pas moins de 100 000 membres en 1914.

Rattaché au Conseil international des femmes basé à Washington, il rassemble deux tendances du féminisme bourgeois :

  • D’une part, le courant libéral et protestant dans lequel s’inscrit Lucie Chevalley-Sabatier ;
  • D’autre part, la tendance socialiste et antireligieuse.

Dirigé à ses débuts par trois protestantes, il réunit majoritairement des protestantes, comme Lucie Chevalley-Sabatier, des Juives ou des athées, le congrès des œuvres catholiques ayant refusé de s’associer à sa création.

Modération et pragmatisme

Voulant améliorer le sort des femmes sur les plans éducatif, économique, social et politique, le CNFF revendique l’égalité entre les sexes, l’évolution des droits civils et le suffrage pour les femmes. Ses militantes choisissent la modération et le pragmatisme, avec l’objectif d’obtenir des soutiens politiques et d’influer sur la législation. Cette prudence n’est pas sans lien avec leur milieu bourgeois, où prévaut le souci de la respectabilité.

Ces femmes adoptent un discours moraliste et maternaliste, en souhaitant faire reconnaître l’expertise féminine dans le domaine du care, qu’elles jugent de leurs compétences. Ainsi, plutôt que de combattre les stéréotypes féminins, elles les utilisent pour réclamer des droits pour les femmes, avec la volonté de transformer l’État par la mise en place de politiques sociales.

Cofondatrice du bureau parisien du Service social d’aide aux émigrants

Face aux flux migratoires du début du XXe siècle, ces féministes étendent leurs actions à l’aide aux immigrants, d’abord tournée vers les femmes et les enfants, ensuite vers tous ceux en difficulté, les migrants comme les travailleurs étrangers. C’est ainsi que Lucie Chevalley-Sabatier crée et dirige la section « émigration » du CNFF. Surtout, elle cofonde en 1924 le bureau parisien du Service social d’aide aux émigrants (SSAE), une association qui se développera fortement et qu’elle présidera ensuite des années 1930 aux années 1960.

Pour elle, le travail social incarne un moyen d’accéder à des responsabilités par le contournement des normes de genre, tout en respectant le comportement attendu d’une femme de la bourgeoisie.

Le SSAE est l’antenne française de l’International Migration Service (IMS), une organisation gérée essentiellement par des femmes qui compte alors des bureaux dans le monde entier, là où les flux migratoires sont les plus denses (grandes villes de transit, principaux ports).  

Au service des migrants

Comment Lucie Chevalley-Sabatier se lance-t-elle dans cette aventure ? Ce sont des responsables de l’IMS qui l’ont choisie. Même si elle n’est pas assistante sociale, elle présente à leurs yeux le profil adéquat : du fait des activités professionnelles de son mari (enseignant de droit au Caire), elle s’est expatriée pendant une vingtaine d’années en Égypte, a aussi vécu en Syrie ainsi qu’au Liban où elle a visité des camps de réfugiés arméniens.

Après le génocide de 1915-1916, nombre de rescapés arméniens s’étaient alors installés dans des pays du Proche-Orient. Dans les camps libanais, Lucie Chevalley-Sabatier a observé « de près la forte émigration vers les États-Unis », comme elle le souligne dans ses mémoires privées, rédigées à destination de sa famille. Sa sensibilisation au sort des migrants remonte à cette expérience clé. 

De surcroît, cette femme dispose d’un autre atout pour créer le bureau parisien du SSAE : elle est titulaire d’un doctorat de droit, obtenu après avoir eu deux enfants. Sa thèse, publiée en 1912, témoignait de son intérêt pour les questions de droit international : elle y analysait la pensée d’une figure de la Révolution, l’abbé Grégoire, qui défendait l’idée d’un droit entre les peuples. Celui-ci a proposé, sans succès, 21 articles qui exposaient les droits et les devoirs des nations, inspirés des droits des individus.

Juriste et féministe

En ayant opté pour le droit, Lucie Chevalley-Sabatier s’inscrit parmi les pionnières qui ont osé s’attaquer à ce bastion masculin.

« Je venais discrètement passer mes examens à Paris, la discrétion était de rigueur car en 1908 il fallait raser les murs de l’École de droit tant la gent féminine y était rarement représentée »,

écrit-elle dans ses mémoires. Elle se voit contrainte de renoncer à l’agrégation, « accessible, à l’époque, seulement aux hommes ». La réticence des enseignants de droit vis-à-vis de l’intégration des femmes peut s’expliquer par la place occupée par cette discipline, véritable porte d’entrée vers les postes de pouvoir. De surcroît, le droit constitue un outil d’analyse du fonctionnement de la société qui pourrait encourager les femmes à revendiquer leur émancipation.

Une pionnière de l’aide aux migrants

Pour Lucie Chevalley-Sabatier, cette formation représente un atout précieux tout au long de sa vie, car elle lui donne l’assise pour traiter les questions juridiques liées aux migrations. Quand elle lance l’antenne parisienne de l’IMS en 1924, d’autres bureaux ont déjà été ouverts en France, notamment celui de Marseille en 1921. Toutefois, leur existence repose sur un fonctionnement très artisanal et se voit menacée par le manque de financements – provenant d’entreprises et de particuliers aisés.

Lucie Chevalley-Sabatier mène alors un combat acharné pour professionnaliser le SSAE et décrocher l’appui des pouvoirs publics. La reconnaissance d’utilité publique en 1932 constitue une première victoire, mais c’est surtout l’obtention d’une subvention importante du ministère du Travail en 1939 qui change la donne, reconduite par la suite. Ce soutien gouvernemental contribue à légitimer l’aide aux migrants, dans une période pourtant peu favorable aux immigrés. 

Ce financement participe aussi à faire reconnaître par l’État français le professionnalisme et l’expertise d’une organisation privée dirigée par des femmes – les hommes demeurant très minoritaires.

Ces travailleuses sociales deviennent alors des actrices des politiques migratoires, en défendant une approche qui prend en compte la question des femmes, des enfants et des familles. Progressivement, le SSAE endosse le rôle de conseiller privilégié de l’État, tout en conservant son indépendance et sa neutralité.

Voulue par Lucie Chevalley-Sabatier, cette position d’équilibriste se maintiendra jusqu’en 2010, date de la dissolution de cette organisation privée, après son absorption par l’administration publique. Partenaire fidèle de l’État, le SSAE a fini par se faire engloutir par lui… Et son histoire, si révélatrice du rôle joué par des femmes dans les politiques migratoires, a sombré dans l’oubli.

* Diane Galbaud du Fort, Comment devient-on Juste ? Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979), Presses universitaires de Vincennes, 2023.

 

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