Dans l’itinéraire de Lucie, la période de l’Occupation s’avère tout à la fois complexe et dangereuse. Cette femme choisit alors de continuer de présider au grand jour le Service social d’aide aux émigrants, mais en parallèle, elle cofonde à Paris une association clandestine pour sauver des Juifs, l’Entraide temporaire.  

Par Diane Galbaud du Fort

Sous l’Occupation, le secteur social en forte expansion

Après la défaite de la France face à l’Allemagne en juin 1940, on aurait pu imaginer que Lucie Chevalley-Sabatier hésite à poursuivre sa mission… Il n’en est rien : elle reprend le travail à Paris dès le mois d’août, après un bref exode en Gironde. Devant les besoins croissants des réfugiés et travailleurs étrangers, il lui semble naturel de continuer à les aider. 

Cette période est marquée par une forte expansion du secteur social dont va bénéficier le Service social d’aide aux émigrants (SSAE). Le gouvernement de Vichy décide d’étendre le Service social de la main d’œuvre étrangère, une structure placée sous le contrôle du ministère au Travail mais gérée techniquement par le SSAE. Celui-ci recrute donc de nouvelles assistantes sociales dans plusieurs départements. Par ailleurs, le SSAE décroche un soutien financier important du Secours national, un organisme placé sous la haute autorité du maréchal Pétain et qui joue un rôle central dans le domaine social (il est notamment chargé de subventionner les œuvres et peut aussi demander leur dissolution au Conseil d’État). 

De précieux laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation

Dans ses mémoires privées, parmi les rares informations qu’elle livre sur cette période, Lucie Chevalley-Sabatier confie qu’au début de l’Occupation, les Allemands n’ont pas le temps de surveiller le SSAE. « Nous avons donc pu nous occuper des familles étrangères en difficulté sans avoir à leur demander si elles étaient israélites. » 

Pour tous ceux qui tentent de fuir la France, c’est alors une course contre la montre. Les assistantes sociales du SSAE aident certains d’entre eux à rejoindre le continent américain en passant par l’Afrique du Nord, en s’appuyant sur le bureau de New York de l’International Migration Service (IMS). Cependant, après l’été 1941, les États-Unis restreignent drastiquement l’immigration, rendant l’obtention de visas presque impossible, et ce indépendamment des rumeurs sur les crimes nazis perpétrés contre les Juifs en Europe.

À titre personnel, Lucie Chevalley-Sabatier cherche dès 1940 à venir en aide aux personnes en détresse. Grâce à son poste de présidente du SSAE, elle parvient à obtenir plusieurs laissez-passer dits « permanents » – mais pour trois mois seulement – permettant de franchir la ligne de démarcation entre la zone occupée et la zone libre. Dans ses archives personnelles, elle a gardé trois de ses laissez-passer, ce qui témoigne de leur importance à ses yeux. Elle contacte alors des représentants d’associations juives, britanniques, américaines ou polonaises pour proposer son aide, ainsi que des Croix-Rouge. Certains lui demandent de rapporter clandestinement de l’argent pour leurs membres en zone occupée. « Il me fallait bien accepter le risque », commente-t-elle dans ses mémoires. 

Le tricotage, une solution pour passer inaperçue 

Pendant ses voyages, Lucie Chevalley-Sabatier dissimule ces « masses de billets » dans des pelotes de laine, en misant sur son allure de femme respectable aux cheveux blancs :

« La vieille dame absorbée dans son tricotage a pu ainsi, sans encombre à la ligne de démarcation, apporter une contribution aux efforts désespérés que faisaient, pour survivre, les œuvres israélites, polonaises ou anglo-américaines en zone occupée »,

écrit-elle. Parmi les résistantes, le recours aux normes de genre pour passer inaperçues est alors fréquent, par exemple en utilisant un panier de provisions pour cacher des armes.

Devant l’aggravation de la persécution des Juifs, certaines assistantes sociales du SSAE les aident à se cacher et à placer des enfants, en particulier au bureau de Lyon. Lucie Chevalley-Sabatier, elle, va plus loin sur le chemin de l’interdit, en cofondant en 1941 à Paris une association clandestine de sauvetage, l’Entraide temporaire, qu’elle va présider. 

L’Entraide temporaire, une association clandestine dirigée par des femmes

Pour créer cette structure, elle s’appuie notamment sur certaines de ses relations féministes du Conseil national des femmes françaises (CNFF), une organisation moins visible que le SSAE. La présidente du CNFF fait d’ailleurs partie du comité directeur de l’Entraide temporaire. L’association est en outre codirigée par plusieurs femmes juives. Ses actions clandestines démarrent en 1941 par des fêtes de bienfaisance organisées chez l’une des militantes du CNFF. L’objectif : faire travailler des artistes juifs privés de travail, tout en collectant de l’argent. 

Le pilotage assuré par des femmes, toutes de milieu aisé, n’est pas sans rappeler celui du SSAE. Il distingue l’Entraide temporaire des organisations de résistance, dirigées pour la plupart par des hommes et où les femmes restent le plus souvent cantonnées à certaines missions (agents de liaison, « boîtes aux lettres », hébergeuses, dactylos…). En fait, Lucie Chevalley-Sabatier s’inspire de son expérience dans le travail social – où les responsabilités professionnelles des femmes y sont acceptées, car le social et le sanitaire sont censés correspondre à la « nature féminine » et aux qualités de cœur dont les femmes seraient dotées par essence.

Les hommes engagés à l’Entraide temporaire ne prennent pas part à la direction, même si certains d’entre eux jouent un rôle important. Ils ont souvent des liens familiaux ou amicaux avec des femmes de l’association. Plusieurs d’entre eux sont aussi engagés dans la Résistance, ce qui permet notamment de se procurer de faux papiers.

Aider les Juifs à se cacher

Après la rafle du Vel’ d’Hiv’ de juillet 1942, l’association est confrontée à une urgence :  il faut aider les Juifs à se cacher. Lucie Chevalley-Sabatier aurait elle-même accueilli chez elle à Paris une femme juive âgée, selon les témoignages de ses petits-enfants. La priorité de l’Entraide temporaire est notamment de mettre les enfants à l’abri. Les enfants séjournent d’abord quelques jours dans un premier lieu d’accueil où ils se voient attribuer de faux papiers. Les personnes qui les cachent savent qu’ils sont juifs. Puis ils sont conduits dans des familles ou des centres d’accueil par des « convoyeurs ». Lucie Chevalley-Sabatier aurait elle aussi ponctuellement assuré cette mission selon sa famille, en amenant des enfants en Vendée lorsqu’elle allait rendre visite à sa belle-fille. 

Pour placer les enfants, l’Entraide temporaire a recours à tout un réseau de familles et de lieux d’accueil, laïques ou religieux. Ignorant souvent la vraie identité des enfants mais devinant peut-être qu’ils sont juifs, ces hébergeurs peuvent avoir des motivations très variées, de la volonté de les aider à des motifs purement pécuniaires. Au total, 500 enfants environ auraient figuré sur le registre de l’Entraide temporaire et auraient donc été sauvés.

Le choix de la discrétion

Étonnamment, Lucie Chevalley-Sabatier n’est alors pas inquiétée au titre de l’Entraide temporaire, mais c’est le SSAE qui la met en danger. Ainsi, en juin 1944, le bureau parisien est placé sous surveillance par la Gestapo :

« Il nous fallut donc prévenir les israélites auxquels nous distribuions des secours des dangers qu’ils couraient en venant chez nous et créer, pour cela, un petit service de bénévoles » précise-t-elle dans ses mémoires.

Au bureau du SSAE de Lyon, la répression s’avère encore bien plus effroyable : toute l’équipe est arrêtée par la Gestapo. La directrice et son adjointe sont torturées et détenues à la prison de Montluc jusqu’à sa libération le 24 août 1944 par les FFI et les forces américaines. Par la suite, elles ne raconteront guère ce qu’elles ont vécu. Une attitude conforme à la discrétion liée à leur profession d’assistante sociale, mais aussi à la réserve attendue des femmes dans l’ordre social des sexes.

« Juste parmi les Nations » à titre posthume

Cette discrétion se retrouve aussi chez les membres de l’Entraide temporaire qui, après la Libération, ne cherchent pas à faire connaître leur action. Aujourd’hui qualifiée de « résistance civile », ce type d’engagement a longtemps été ignoré par l’historiographie de la Résistance, principalement focalisée sur le combat armé. Dans ses mémoires, Lucie Chevalley-Sabatier n’y fait aucune mention, comme si elle jugeait son comportement si ordinaire qu’il ne méritait pas d’être signalé. Un silence que partagent également, après la guerre, nombre de femmes engagées dans la Résistance. Celles-ci sous-estiment l’importance de leur rôle, jugeant leurs activités « naturelles », d’autant plus que celles-ci relevaient souvent de leur rôle social (assister, ravitailler, héberger, soigner). À leurs yeux, elles ont juste fait leur devoir, le civisme « allant de soi ».

Si Lucie Chevalley-Sabatier se voit honorée à plusieurs reprises de son vivant, c’est au titre de ses fonctions de présidente du SSAE, mais sans référence à l’Entraide temporaire. Elle reçoit ainsi des récompenses prestigieuses, notamment en 1965 la médaille Nansen – qui vise à distinguer des personnes ou associations ayant œuvré en faveur des populations déplacées – et en 1977 le grade de grand commandeur de la Légion d’honneur. Mais ce n’est qu’en 1993, soit 14 ans après son décès, qu’elle est reconnue « Juste parmi les Nations » par Yad Vashem, en tant que présidente de l’Entraide temporaire. Ce titre honore des personnes – non juives – qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi la certitude de ne pas totalement les oublier, telle Lucie Chevalley-Sabatier.  

Pour aller plus loin : Diane Galbaud du Fort, Comment devient-on Juste ? Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979), Presses universitaires de Vincennes, 2023.

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